TATIANA,
SUR LES RIVES D'AMOUR.
Tatiana
Frolova vit et travaille dans une ville dont le nom éveille un doux
bouquet de sentiments et un parfum d’exotisme :
Komsomolsk-sur-l’Amour. Komsomol (organisation de jeunes
communistes), pour un bon nombre de citoyens de l’ex-URSS évoquera
les années jeunesse. L’Amour est un fleuve qui porte ses eaux
paisibles vers la mer d’Okatskoe en dessinant la frontière
russo-chinoise sur plus de 1 600 km. « La ville de jeunesse sur
les rives d’Amour » se situe ainsi à plus de 8 heures
de vol de Moscou et à 10 fuseaux horaires de Paris.
En
dépit de son nom enchanteur, l’histoire de Komsomolsk-sur-l’Amour
n’a rien de doux. Cette ville de 260 000 habitants à
l’architecture typiquement soviétique est ce qu’on pourrait
appeler « l’incarnation parfaite » de l’histoire
soviétique et russe du XXème siècle.
Selon
la légende qui lui vaut le surnom de « ville de jeunesse »
Komsomolsk est fondée en 1932 par des unités de jeunesse soviétique
(les komsomols) en plein milieu de la taïga. Cette légende persiste
encore aujourd’hui, mais Komsomolsk serait aussi une d’innombrables
îles de l’archipel de Goulag et de milliers de prisonniers
politiques ont participé à sa construction.
Dans
les années 50-60 la ville s’industrialise très fortement :
construction navale et aéronautique, fonderies, raffineries de
pétrole. L’industrie attire de nombreux travailleurs et
chercheurs. Au début des 90 Komsomolsk subit de plein fouet les
transformations de la Russie contemporaine : privatisation,
chômage, inflation galopante et les guerres de mafias. C’est à ce
moment-là qu’elle est baptisée « capitale criminelle de
l’extrême orient russe ». Le déclin de l’industrie
provoque un véritable exode de population. Entre 1989 et 2002 la
ville perd environ 50 000 d’habitants, soit près de 16% de sa
population, en rejoignant la triste tendance du pays.
Tatiana, petite femme
blonde attachante aux grands yeux pleins d’énergie créée des
spectacles dans les contrées de l’Extrême-Orient russe depuis
1985. Son théâtre KnAM dont l’abréviation se prête bien au jeu
de mots et pourrait être traduite comme « (venez) chez nous »
est une structure indépendante, très peu aidée par des pouvoirs
malgré l’existence d’un Ministère de l’Extrême Orient
spécialement crée en 2009 et le lancement d’un vaste plan de
développement de la région avec un budget de 124 milliards d’euros
environ. Tatiana nous livre ici quelques réflexions sur son parcours
artistique long de plus de 25 ans et à travers lui l’image de la
région.
Bonjour
Tatiana, merci beaucoup d'avoir trouvé le temps de répondre aux
questions de Gare de l'Est. Commençons par le commencement, quand et
comment vous avez eu l'idée de fonder votre propre théâtre ?
Le
théâtre KnAM a été fondé le 21 décembre 1985, c'est la date de
la création de notre premier spectacle. Je n'arrive plus à me
rappeler très bien comment est venue l'envie de créer mon propre
théâtre. Je voulais juste construire quelque chose par moi-même,
de manière indépendante. Aujourd'hui on pourrait appeler cela « un
pressentiment de l'avenir ».
Est-ce
que la composition de la troupe de KnAM a changé depuis la fondation
?
Bien
évidemment. Du jour de la création il ne reste plus personne, à
l'exception de moi-même. Par contre, deux personnes ayant participé
à notre deuxième spectacle en 1986 sont encore avec nous : Volodia
Dmitriev, comédien, et Volodia Smirnov, régisseur son.
Vos
comédiens qui sont-ils pour vous, collègues, amis, complices ?
Nous
sommes ensemble depuis plusieurs années et les comédiens de KnAM
sont pour moi les auteurs du spectacle à part entière. Quand je
collabore avec d’autres théâtres, je peux travailler toute seule,
mais ceci est inimaginable au sein de KnAM. Je demande tout le temps
conseil à mon équipe. Les comédiens me soutiennent beaucoup, ils
essayent d'incarner toutes mes idées, mêmes les plus folles. Ce
sont de véritables co-créateurs. D’ailleurs, quelques fois c'est
très difficile de rassembler nos idées ensemble, on discute
beaucoup, à en perdre la voix, des fois je pleure, je me vexe. Mais
je suis convaincue que ce type de relation est extrêmement précieux,
cela permet de ne pas me scléroser dans mes opinions.
Les
artistes ne sont tout simplement pas ma famille et mes amis les plus
proches, ils sont l'essence même de KnAM. Je lance une idée et elle
se répand dans leurs têtes, comme une sorte de virus. Durant tout
le processus de la création nous avançons ensemble, comme un être
vivant à cinq têtes.
Dans
une de vos interviews vous racontez que les spectacles de KnAM se
tiennent dans une salle de 26 places. Il est évident que les
recettes de la billetterie ne peuvent pas permettre au théâtre
d'exister. Quels sont vos moyens ?
Les
spectacles ont lieu dans cette salle de 26 places depuis déjà 27
ans. Les recettes de billetterie ne peuvent même pas couvrir le coût
du chauffage. La ville nous aide énormément en nous mettant à
disposition le lieu. Sinon on serait obligés de jouer dans un de nos
appartements.
Quand
je pense à toutes ces années et j'essaye de comprendre comment nous
sommes arrivés à exister je n’ai que cette réponse : phénomène.
Miracle. Comment est-ce possible ? Nous ne touchons pas de salaires
au KnAM, nous mettons l’argent gagné ailleurs dans le théâtre,
l'œuvre de notre vie. Nos amis nous aident, mais aussi des personnes
inconnues qui nous compatissent. Par ailleurs, nous avons appris à
fabriquer les spectacles avec trois fois rien, avec de l'air presque.
C'est un vrai phénomène.
Comment
ont évolué les conditions de travail depuis la création du théâtre
?
Le
21 décembre KnAM aura 27 ans. Les conditions de travail restent
spartiates, sommaires, rudes. Pour être sincère, presque rien n'a
changé. Nous avons espéré pendant 20 ans que la Ville de
Komsomolsk ou la Région de Khabarovsk seront capables d'apprécier
notre apport dans le développement de la culture de la région et du
pays, mais nos espoirs se sont effondrés.
Personne
n'a besoin du théâtre et de la culture ici, en l'Extrême Orient.
Triste à dire mais le pays se sert de l'Extrême Orient juste pour
pomper ses matières premières.
Et
votre spectateur, comment est-il changé depuis ce temps ?
Notre
spectateur part, il quitte ce territoire. L’ampleur de cet exode
prend des dimensions catastrophiques. Bien sûr, d'autres personnes
arrivent, majoritairement des gens de villages ou des régions plus
pauvres. Le théâtre ne fait pas partie de leurs besoins culturels.
Ils cultivent les pommes de terre et vont chercher des champignons.
Ils ignorent ce qui est le théâtre, d'autant plus un théâtre
d'avant-garde. Malheureusement, nous sommes avec eux dans deux mondes
parallèles.
Pensez-vous
qu'à un moment ou un autre le théâtre était plus demandé ? Je
pense avant tout aux dures 90, avec quelle énergie le public venait
voir vos spectacles ?
Il
est évident que le théâtre était plus demandé. A cette époque
nous avions cinq représentations par semaine et tous les billets
étaient vendus un mois à l'avance. Il y avait beaucoup de personnes
intéressées par le théâtre, beaucoup de jeunes. Nous avons crée
le festival «Perspective d'une chambre» qui rassemblait des troupes
d'autres pays. Aujourd'hui ces gens-là sont partis.
La
cause ? Le pouvoir n’attache pas d’importance au développement
de ces territoires. Au fond, la ville est en train de mourir. Dans 20
ans il n'en restera qu'une bourgade, une cité ouvrière et travail
en rotation (nda :
situation où les salariés effectuent des allers-retours
en avion pour
une affectation
par rotation
de travail).
Il
y a quelques années vous vous êtes tournée vers le théâtre
documentaire. Comment définissez-vous ce genre théâtral ? Comment
expliquer ce tournant dans votre œuvre ?
Nous
avons commencé à travailler avec des témoignages et différents
documents en 2000. Je pense que c'était une étape toute naturelle
dans notre cheminement. Nous percevons le théâtre comme un moyen
d'exploration de la réalité à travers nos propres sentiments. Le
processus de création en lui-même est pour nous d’une très
grande importance. Etant une troupe indépendante, nous pouvons nous
permettre de passer un an ou deux à rassembler des témoignages, à
chercher des informations, à émerger dans le sujet.
Pour
moi le tournant a eu lieu en 2005. Cette année ma mère est décédée
brusquement. Un choc énorme. J'ai soudain réalisé que tout ce que
je faisais avant n'était que de la littérature, n'ayant aucun sens.
Toute la littérature du monde ne pouvait pas remplacer la personne
la plus proche, la plus importante. Pendant six mois j’étais
incapable de faire quoi que ce soit, tout art me semblait criminel,
absurde. J'ai compris qu’il me serait impossible d’avancer sans
avoir fait un spectacle sur ma mère, ma principale héroïne.
J'avais des interviews vidéo avec ma mère, ses photos, ses objets
personnels. De cette façon est né le spectacle «Ma maman», très
étrange, complètement différent de tous mes précédents travaux.
Pour la première fois je n'avais pas peur d’une salle vide, je
n'avais peur de rien. Je n’avais qu'une seule envie : passer un
message d’amour à nos mères, partager mon expérience et ma
douleur.
Ce
spectacle est devenu une vraie rupture. J'ai pris conscience du fait
que notre vie est très courte et qu'il faut créer des spectacles
qui peuvent véritablement aider les gens. La pièce a tournée en
France, après les représentations beaucoup de gens venaient me
parler, c’était très touchant même je à l’époque je ne
comprenais pas le français.
Et
puis, à Komsomolsk, il y a eu ce coup de téléphone d’une femme
anonyme qui m’a beaucoup marqué. Je m’en souviens très
clairement. Elle m’a appelé pour me remercier, je l’entendais
pleurer. Sa fille l’a appelé suite à 8 ans de silence après
avoir vu mon spectacle. A ce moment je me suis dit que la pièce a
permis, même pendant une minute, d’éclaircir quelque chose à
l'intérieur de l'être humain. Désormais je fais recours aux
témoignages et à la documentation dans tous mes spectacles sans
aucune hésitation.
Tatiana,
dans votre travail vous abordez souvent des sujets difficiles et
polémiques pour la société russe. Votre dernière création « Une
guerre personnelle », écrite à partir des nouvelles
autobiographies d’Arkadi Babtchenko, aujourd’hui journaliste de
guerre, raconte le quotidien d’un soldat durant la guerre en
Tchétchénie. Comment était perçu ce spectacle à Komsomolsk et en
Russie en général ?
«Une
guerre personnelle» a été montrée en Russie uniquement deux fois
(première a eu lieu à Komsomolsk). Les deux fois nous l'avons tout
simplement présenté en format vidéo. Je pense qu'il était bien
reçu, mais c'est un peu gênant de parler de sa réception moi-même.
Il
est impossible de le montrer en Russie dans un autre format que celui
de la vidéo. Les tutelles qui ont vu ce spectacle nous disent que ce
sujet est interdit de manière informelle en Russie. Personne ne veut
prendre le risque… Tout le monde a peur.
Votre
prochain spectacle traitera les questions de la mémoire individuelle
et collective sur l'exemple de l'histoire de Komsomolsk. Quelle est
aujourd'hui la situation avec la mémoire des prisonniers de Goulag
en Russie ? Est-ce que le travail de la mémoire a été effectué ?
La jeune génération, connait-elle ces crimes ?
Ha-ha-ha,
cette question me fait rire. Bien évidemment que non, personne sait
rien. Il y a quelques personnes, comme par exemple l'écrivain et
journaliste Marina Kouzmina qui font des recherches à ce sujet,
éditent des livres, mais la version officielle reste dure comme de
la pierre : la ville a été bâtie par des jeunesses komsomols.
Avec
un groupe de bénévoles nous avons organisé différentes actions.
Comme, par exemple, laisser des rubans sur les lieux des camps à
l'intérieure de la ville ou créer un spectacle dans la bibliothèque
municipale à la découverte des archives. Je ne sais pas combien de
générations il faudra pour que la vraie histoire de la ville
retrouve sa juste place dans la conscience collective. Les jeunes ne
la connaissent pas. C’est également un des objectifs de notre
nouveau spectacle.
Cet
été vous avez activement manifesté votre soutien au groupe Pussy
Riot. A votre avis, quels problèmes de la société actuelle russe
soulève ce procès ?
La
société est barbare, brutale et mérite bien le pouvoir en place.
Le peuple, comme à l'époque de dékoulakisation1,
demandait à mettre les jeunes filles en pièces. C’est bien cela,
la chose la plus accablante et triste. Poutine n'y a rien à voir. Le
plus grave est que la nation est pourrie. C'est le message principal.
Nous sommes très rapidement revenus en arrière. Ce pays est
peut-être prédestiné à tourner en rond
A
mon avis le procès de Pussy Riot est une sorte d'avertissement
adressé aux artistes, journalistes et simples citoyens, un
avertissement qui a pour objectif de faire peur ? Censure ou
autocensure, qu'est-ce qui est plus courant ? Qu'est-ce qui vous
redoutez le plus.
On
m'a déjà convoqué pour un interrogatoire cet automne, c'était
pour la première fois dans ma vie.
Cela
fait vraiment très peur, à en être paralysant.
J'appréhende
un peu la première de notre prochain spectacle « Je suis ».
Nous essayons de ne pas trop en parler. On m'a déjà prévenu que
s'ILS veulent, ils trouveront un moyen pour me mettre derrière les
barreaux, juste pour monter à tout le monde que la force est de leur
côté.
Dans
notre spectacle nous parlons des choses très concrètes, nous
comparons, par exemple, Poutine et Staline à travers leurs discours
respectifs, Poutine a commencé récemment à utiliser le terme
ennemi
du peuple.
Nous évoquons la raffinerie de pétrole installée aux alentours de
Komsomolsk qui empoisonne la population pour tirer le maximum du
profit. Comme le propriétaire de la raffinerie est un ami personnel
de Poutine, ils sont prêts à tout. Nous organisons des
manifestations, tout en ayant très peur, mais nous ne pouvons pas
faire autrement.
Le
titre du spectacle est né lors de notre deuxième manifestation
quand je suis sortie sur la place avec une pancarte «JE SUIS».
J'avais tellement l'impression de ne plus exister, de ne plus être
entendue que j'ai eu le besoin de dire «JE SUIS». Ensuite, les gens
m'ont demandé de les prendre en photo avec ma pancarte. Une
belle histoire.
Vous
êtes une personne, une femme, une metteure en scène d'une énergie
et d'une lumière extraordinaire. Qu'est-ce qui vous inspire,
qu'est-ce qui vous aider à avancer ?
Avant
je répondais : la curiosité, l'intérêt. Aujourd’hui je suis
persuadée que c’est l'amour. L'amour envers ma terre natale et la
compassion vis-à-vis de ce peuple réduit à la condition des
esclaves qui me font avancer. Des fois j’imagine des visages, il me
semble que les gens me poussent dans le dos. Je comprends que j'ai
plus d'énergie et plus de courage qu'eux.
Cela
me fait beaucoup de peine de voir en quoi transforment le pays les
gens au pouvoir. Notre pouvoir souffre de la maladie d'Alzheimer, il
s’enfiche de ce qui existait AVANT lui et ce qui restera APRES lui.
J'ai
beaucoup de chance, dans ma vie il y a quatre personnes très proches
qui tiennent ma main. Ce sont Lena Bessonova, Dima Botcharov, Volodia
Dmitriev et Volodia Smirnov. Je peux résister parce qu'ils sont là,
ils sont mes anges et tous ensemble nous sommes le Théâtre KnAM.
1
campagne de dépossession des terres
des paysans qui refusaient rejoindre les kolkhozes engagée par
Staline à la fin des années 20 – début 30.
Alexandra de Lyon
No comments:
Post a Comment