Monday 24 June 2013


TATIANA, SUR LES RIVES D'AMOUR.


Tatiana Frolova vit et travaille dans une ville dont le nom éveille un doux bouquet de sentiments et un parfum d’exotisme : Komsomolsk-sur-l’Amour. Komsomol (organisation de jeunes communistes), pour un bon nombre de citoyens de l’ex-URSS évoquera les années jeunesse. L’Amour est un fleuve qui porte ses eaux paisibles vers la mer d’Okatskoe en dessinant la frontière russo-chinoise sur plus de 1 600 km. « La ville de jeunesse sur les rives d’Amour » se situe ainsi à plus de 8 heures de vol de Moscou et à 10 fuseaux horaires de Paris.

En dépit de son nom enchanteur, l’histoire de Komsomolsk-sur-l’Amour n’a rien de doux. Cette ville de 260 000 habitants à l’architecture typiquement soviétique est ce qu’on pourrait appeler « l’incarnation parfaite » de l’histoire soviétique et russe du XXème siècle.

Selon la légende qui lui vaut le surnom de « ville de jeunesse » Komsomolsk est fondée en 1932 par des unités de jeunesse soviétique (les komsomols) en plein milieu de la taïga. Cette légende persiste encore aujourd’hui, mais Komsomolsk serait aussi une d’innombrables îles de l’archipel de Goulag et de milliers de prisonniers politiques ont participé à sa construction.

Dans les années 50-60 la ville s’industrialise très fortement : construction navale et aéronautique, fonderies, raffineries de pétrole. L’industrie attire de nombreux travailleurs et chercheurs. Au début des 90 Komsomolsk subit de plein fouet les transformations de la Russie contemporaine : privatisation, chômage, inflation galopante et les guerres de mafias. C’est à ce moment-là qu’elle est baptisée « capitale criminelle de l’extrême orient russe ». Le déclin de l’industrie provoque un véritable exode de population. Entre 1989 et 2002 la ville perd environ 50 000 d’habitants, soit près de 16% de sa population, en rejoignant la triste tendance du pays.

Tatiana, petite femme blonde attachante aux grands yeux pleins d’énergie créée des spectacles dans les contrées de l’Extrême-Orient russe depuis 1985. Son théâtre KnAM dont l’abréviation se prête bien au jeu de mots et pourrait être traduite comme « (venez) chez nous » est une structure indépendante, très peu aidée par des pouvoirs malgré l’existence d’un Ministère de l’Extrême Orient spécialement crée en 2009 et le lancement d’un vaste plan de développement de la région avec un budget de 124 milliards d’euros environ. Tatiana nous livre ici quelques réflexions sur son parcours artistique long de plus de 25 ans et à travers lui l’image de la région.



Bonjour Tatiana, merci beaucoup d'avoir trouvé le temps de répondre aux questions de Gare de l'Est. Commençons par le commencement, quand et comment vous avez eu l'idée de fonder votre propre théâtre ?

Le théâtre KnAM a été fondé le 21 décembre 1985, c'est la date de la création de notre premier spectacle. Je n'arrive plus à me rappeler très bien comment est venue l'envie de créer mon propre théâtre. Je voulais juste construire quelque chose par moi-même, de manière indépendante. Aujourd'hui on pourrait appeler cela « un pressentiment de l'avenir ».

Est-ce que la composition de la troupe de KnAM a changé depuis la fondation ?

Bien évidemment. Du jour de la création il ne reste plus personne, à l'exception de moi-même. Par contre, deux personnes ayant participé à notre deuxième spectacle en 1986 sont encore avec nous : Volodia Dmitriev, comédien, et Volodia Smirnov, régisseur son.

Vos comédiens qui sont-ils pour vous, collègues, amis, complices ?

Nous sommes ensemble depuis plusieurs années et les comédiens de KnAM sont pour moi les auteurs du spectacle à part entière. Quand je collabore avec d’autres théâtres, je peux travailler toute seule, mais ceci est inimaginable au sein de KnAM. Je demande tout le temps conseil à mon équipe. Les comédiens me soutiennent beaucoup, ils essayent d'incarner toutes mes idées, mêmes les plus folles. Ce sont de véritables co-créateurs. D’ailleurs, quelques fois c'est très difficile de rassembler nos idées ensemble, on discute beaucoup, à en perdre la voix, des fois je pleure, je me vexe. Mais je suis convaincue que ce type de relation est extrêmement précieux, cela permet de ne pas me scléroser dans mes opinions.
Les artistes ne sont tout simplement pas ma famille et mes amis les plus proches, ils sont l'essence même de KnAM. Je lance une idée et elle se répand dans leurs têtes, comme une sorte de virus. Durant tout le processus de la création nous avançons ensemble, comme un être vivant à cinq têtes.

Dans une de vos interviews vous racontez que les spectacles de KnAM se tiennent dans une salle de 26 places. Il est évident que les recettes de la billetterie ne peuvent pas permettre au théâtre d'exister. Quels sont vos moyens ?

Les spectacles ont lieu dans cette salle de 26 places depuis déjà 27 ans. Les recettes de billetterie ne peuvent même pas couvrir le coût du chauffage. La ville nous aide énormément en nous mettant à disposition le lieu. Sinon on serait obligés de jouer dans un de nos appartements.
Quand je pense à toutes ces années et j'essaye de comprendre comment nous sommes arrivés à exister je n’ai que cette réponse : phénomène. Miracle. Comment est-ce possible ? Nous ne touchons pas de salaires au KnAM, nous mettons l’argent gagné ailleurs dans le théâtre, l'œuvre de notre vie. Nos amis nous aident, mais aussi des personnes inconnues qui nous compatissent. Par ailleurs, nous avons appris à fabriquer les spectacles avec trois fois rien, avec de l'air presque. C'est un vrai phénomène.

Comment ont évolué les conditions de travail depuis la création du théâtre ?

Le 21 décembre KnAM aura 27 ans. Les conditions de travail restent spartiates, sommaires, rudes. Pour être sincère, presque rien n'a changé. Nous avons espéré pendant 20 ans que la Ville de Komsomolsk ou la Région de Khabarovsk seront capables d'apprécier notre apport dans le développement de la culture de la région et du pays, mais nos espoirs se sont effondrés.
Personne n'a besoin du théâtre et de la culture ici, en l'Extrême Orient. Triste à dire mais le pays se sert de l'Extrême Orient juste pour pomper ses matières premières.

Et votre spectateur, comment est-il changé depuis ce temps ?

Notre spectateur part, il quitte ce territoire. L’ampleur de cet exode prend des dimensions catastrophiques. Bien sûr, d'autres personnes arrivent, majoritairement des gens de villages ou des régions plus pauvres. Le théâtre ne fait pas partie de leurs besoins culturels. Ils cultivent les pommes de terre et vont chercher des champignons. Ils ignorent ce qui est le théâtre, d'autant plus un théâtre d'avant-garde. Malheureusement, nous sommes avec eux dans deux mondes parallèles.

Pensez-vous qu'à un moment ou un autre le théâtre était plus demandé ? Je pense avant tout aux dures 90, avec quelle énergie le public venait voir vos spectacles ?

Il est évident que le théâtre était plus demandé. A cette époque nous avions cinq représentations par semaine et tous les billets étaient vendus un mois à l'avance. Il y avait beaucoup de personnes intéressées par le théâtre, beaucoup de jeunes. Nous avons crée le festival «Perspective d'une chambre» qui rassemblait des troupes d'autres pays. Aujourd'hui ces gens-là sont partis.
La cause ? Le pouvoir n’attache pas d’importance au développement de ces territoires. Au fond, la ville est en train de mourir. Dans 20 ans il n'en restera qu'une bourgade, une cité ouvrière et travail en rotation (nda : situation où les salariés effectuent des allers-retours en avion pour une affectation par rotation de travail).

Il y a quelques années vous vous êtes tournée vers le théâtre documentaire. Comment définissez-vous ce genre théâtral ? Comment expliquer ce tournant dans votre œuvre ?

Nous avons commencé à travailler avec des témoignages et différents documents en 2000. Je pense que c'était une étape toute naturelle dans notre cheminement. Nous percevons le théâtre comme un moyen d'exploration de la réalité à travers nos propres sentiments. Le processus de création en lui-même est pour nous d’une très grande importance. Etant une troupe indépendante, nous pouvons nous permettre de passer un an ou deux à rassembler des témoignages, à chercher des informations, à émerger dans le sujet.

Pour moi le tournant a eu lieu en 2005. Cette année ma mère est décédée brusquement. Un choc énorme. J'ai soudain réalisé que tout ce que je faisais avant n'était que de la littérature, n'ayant aucun sens. Toute la littérature du monde ne pouvait pas remplacer la personne la plus proche, la plus importante. Pendant six mois j’étais incapable de faire quoi que ce soit, tout art me semblait criminel, absurde. J'ai compris qu’il me serait impossible d’avancer sans avoir fait un spectacle sur ma mère, ma principale héroïne. J'avais des interviews vidéo avec ma mère, ses photos, ses objets personnels. De cette façon est né le spectacle «Ma maman», très étrange, complètement différent de tous mes précédents travaux. Pour la première fois je n'avais pas peur d’une salle vide, je n'avais peur de rien. Je n’avais qu'une seule envie : passer un message d’amour à nos mères, partager mon expérience et ma douleur.
Ce spectacle est devenu une vraie rupture. J'ai pris conscience du fait que notre vie est très courte et qu'il faut créer des spectacles qui peuvent véritablement aider les gens. La pièce a tournée en France, après les représentations beaucoup de gens venaient me parler, c’était très touchant même je à l’époque je ne comprenais pas le français.
Et puis, à Komsomolsk, il y a eu ce coup de téléphone d’une femme anonyme qui m’a beaucoup marqué. Je m’en souviens très clairement. Elle m’a appelé pour me remercier, je l’entendais pleurer. Sa fille l’a appelé suite à 8 ans de silence après avoir vu mon spectacle. A ce moment je me suis dit que la pièce a permis, même pendant une minute, d’éclaircir quelque chose à l'intérieur de l'être humain. Désormais je fais recours aux témoignages et à la documentation dans tous mes spectacles sans aucune hésitation.

Tatiana, dans votre travail vous abordez souvent des sujets difficiles et polémiques pour la société russe. Votre dernière création « Une guerre personnelle », écrite à partir des nouvelles autobiographies d’Arkadi Babtchenko, aujourd’hui journaliste de guerre, raconte le quotidien d’un soldat durant la guerre en Tchétchénie. Comment était perçu ce spectacle à Komsomolsk et en Russie en général ?

«Une guerre personnelle» a été montrée en Russie uniquement deux fois (première a eu lieu à Komsomolsk). Les deux fois nous l'avons tout simplement présenté en format vidéo. Je pense qu'il était bien reçu, mais c'est un peu gênant de parler de sa réception moi-même.
Il est impossible de le montrer en Russie dans un autre format que celui de la vidéo. Les tutelles qui ont vu ce spectacle nous disent que ce sujet est interdit de manière informelle en Russie. Personne ne veut prendre le risque… Tout le monde a peur.
Votre prochain spectacle traitera les questions de la mémoire individuelle et collective sur l'exemple de l'histoire de Komsomolsk. Quelle est aujourd'hui la situation avec la mémoire des prisonniers de Goulag en Russie ? Est-ce que le travail de la mémoire a été effectué ? La jeune génération, connait-elle ces crimes ?

Ha-ha-ha, cette question me fait rire. Bien évidemment que non, personne sait rien. Il y a quelques personnes, comme par exemple l'écrivain et journaliste Marina Kouzmina qui font des recherches à ce sujet, éditent des livres, mais la version officielle reste dure comme de la pierre : la ville a été bâtie par des jeunesses komsomols.
Avec un groupe de bénévoles nous avons organisé différentes actions. Comme, par exemple, laisser des rubans sur les lieux des camps à l'intérieure de la ville ou créer un spectacle dans la bibliothèque municipale à la découverte des archives. Je ne sais pas combien de générations il faudra pour que la vraie histoire de la ville retrouve sa juste place dans la conscience collective. Les jeunes ne la connaissent pas. C’est également un des objectifs de notre nouveau spectacle.

Cet été vous avez activement manifesté votre soutien au groupe Pussy Riot. A votre avis, quels problèmes de la société actuelle russe soulève ce procès ?

La société est barbare, brutale et mérite bien le pouvoir en place. Le peuple, comme à l'époque de dékoulakisation1, demandait à mettre les jeunes filles en pièces. C’est bien cela, la chose la plus accablante et triste. Poutine n'y a rien à voir. Le plus grave est que la nation est pourrie. C'est le message principal. Nous sommes très rapidement revenus en arrière. Ce pays est peut-être prédestiné à tourner en rond

A mon avis le procès de Pussy Riot est une sorte d'avertissement adressé aux artistes, journalistes et simples citoyens, un avertissement qui a pour objectif de faire peur ? Censure ou autocensure, qu'est-ce qui est plus courant ? Qu'est-ce qui vous redoutez le plus.

On m'a déjà convoqué pour un interrogatoire cet automne, c'était pour la première fois dans ma vie. Cela fait vraiment très peur, à en être paralysant.

J'appréhende un peu la première de notre prochain spectacle « Je suis ». Nous essayons de ne pas trop en parler. On m'a déjà prévenu que s'ILS veulent, ils trouveront un moyen pour me mettre derrière les barreaux, juste pour monter à tout le monde que la force est de leur côté.
Dans notre spectacle nous parlons des choses très concrètes, nous comparons, par exemple, Poutine et Staline à travers leurs discours respectifs, Poutine a commencé récemment à utiliser le terme ennemi du peuple. Nous évoquons la raffinerie de pétrole installée aux alentours de Komsomolsk qui empoisonne la population pour tirer le maximum du profit. Comme le propriétaire de la raffinerie est un ami personnel de Poutine, ils sont prêts à tout. Nous organisons des manifestations, tout en ayant très peur, mais nous ne pouvons pas faire autrement.
Le titre du spectacle est né lors de notre deuxième manifestation quand je suis sortie sur la place avec une pancarte «JE SUIS». J'avais tellement l'impression de ne plus exister, de ne plus être entendue que j'ai eu le besoin de dire «JE SUIS». Ensuite, les gens m'ont demandé de les prendre en photo avec ma pancarte. Une belle histoire.

Vous êtes une personne, une femme, une metteure en scène d'une énergie et d'une lumière extraordinaire. Qu'est-ce qui vous inspire, qu'est-ce qui vous aider à avancer ?

Avant je répondais : la curiosité, l'intérêt. Aujourd’hui je suis persuadée que c’est l'amour. L'amour envers ma terre natale et la compassion vis-à-vis de ce peuple réduit à la condition des esclaves qui me font avancer. Des fois j’imagine des visages, il me semble que les gens me poussent dans le dos. Je comprends que j'ai plus d'énergie et plus de courage qu'eux.
Cela me fait beaucoup de peine de voir en quoi transforment le pays les gens au pouvoir. Notre pouvoir souffre de la maladie d'Alzheimer, il s’enfiche de ce qui existait AVANT lui et ce qui restera APRES lui.
J'ai beaucoup de chance, dans ma vie il y a quatre personnes très proches qui tiennent ma main. Ce sont Lena Bessonova, Dima Botcharov, Volodia Dmitriev et Volodia Smirnov. Je peux résister parce qu'ils sont là, ils sont mes anges et tous ensemble nous sommes le Théâtre KnAM.

1 campagne de dépossession des terres des paysans qui refusaient rejoindre les kolkhozes engagée par Staline à la fin des années 20 – début 30.

Alexandra de Lyon

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